Reine de Saba : Jacques Sys, pour la Revue Graphè

Publié le par Belgis

Le personnage de la Reine de Saba n’occupe que peu de place dan la Bible, treize versets dans le premier Livre des Rois et leur reprise dans le Second Livre des Chroniques, et enfin une mystérieuse allusion à la Reine du Midi dans l’Évangile de Matthieu. Mais cette Reine est une figure qui a toujours hanté la littérature, les arts, et plus généralement l’imaginaire occidental.
Elle vient des marches de l’Arabie heureuse, des riches contrées sabéennes, au royaume des caravaniers qui, de Quatabân et de Ma’hin, dispensaient aux peuples du Proche-Orient Ancien les parfums, l’encens et les aromates. Mounir Arbach nous évoque ces contrées sudarabiques et leurs relations commerciales et politiques avec Israël à partir des inscriptions mises à jour par la recherche archéologique dans l’ancien territoire du royaume de Qatabân au sud-ouest du Yémen.
Cette femme nommée Reine de Saba, ou bien encore Bilqis, Mâkêda, est tantôt vue comme dépositaire des savoirs nécromants, autre figure d’Hécate la magicienne, parfois comme fille de djinns, démone mi-femme, mi-animal, ornée d’un pied de chèvre ou d’un mollet velu. Mais elle est aussi une figure de Sagesse, sa magie certainement blanche étant douée de pouvoirs thaumaturges ; elle est enfin celle qui vient des confins du monde saluer la puissance de Salomon et celle de son Dieu. C’est ainsi que Jacques Vermeylen voit dans le texte biblique une tentative que l’on pourrait dire « centripète » de poser au centre du cosmos l’efficace de la parole créatrice et de l’amour de Yahvé, et corrélativement de l’amour du peuple d’Israël pour son Dieu, le Temple étant la clef de voûte de l’ordre cosmique. Mais la tradition juive est complexe, et le personnage de la Reine de Saba oscille entre sagesse et figure démoniaque. C’est ce que révèle Jean-Claude Haelewyck dans son étude des Apocryphes Salomoniens et des textes rabbiniques ; Bilqis y devient celle qui commande aux démons, la Lilith du Targum, autant que l’inventeur du dépilatoire… Anne-Marie Pelletier, quant à elle, est attentive aux résonances du texte au sein de l’espace biblique, Israël attirant à soi le paganisme, la périphérie, les confins et les marches tendant vers le centre salomonien où travaille en sous-œuvre l’image divine. Mais ce colloque entre Salomon et la Reine représente aussi, dans une autre lecture, un drame politique et spirituel… à la force centripète de la convergence du paganisme vers le Dieu unique, correspond une force centrifuge qui conduira Salomon – par amour des étrangères – à s’éloigner de Yahvé pour se prostituer « derrière les idoles ». Il y a là, plus profondément encore, le drame du face à face de l’homme et de la femme, du rapport de la sagesse à la féminité, la sagesse en personne (cf. Proverbes 8) étant la femme unique, l’épouse, de même que dans le Cantique des Cantiques cette féminité périlleuse représente l’accomplissement de la figure royale.
Jacques-Noël Pérès, étudie la reprise du thème dans le mythe fondateur et les traditions religieuses et politiques de l’Ethiopie, notamment dans La Gloire des rois, le Kebra Nagast, amplification du texte biblique où nous voyons l’apparition de Menyelek, fruit des amours de la Reine du Midi et de Salomon qui – par un retour de la force centrifuge évoquée plus haut ! – emportera avec lui l’arche d’alliance qui désormais va faire d’Axoum le nouvel axis mundi et la seconde Sion. Christian Cannuyer évoque ensuite la fortune (très relative) de la figure de la Reine de Saba dans les traditions de l’Église copte.
Cette double dialectique du Centre et de la Périphérie se devait de trouver sa solution dans la typologie chrétienne, toujours sensible au couple Salomon / Reine de Saba et à sa transposition dans les relations du Christ et de son Église. Guy Lobrichon se penche sur les lectures patristiques et médiévales, celles d’Isidore de Séville, de Grégoire le Grand, de Bède le Vénérable et de Raban Maur, et de leurs reprises dans La Glose ordinaire, les Bibles moralisées, et la Légende Dorée de Jacques de Voragine où l’on voit se profiler sous le voiles des formes de l’Ancien Testament la figure de l’Église et la conversion des nations au Christ ainsi que la découverte de la vraie Croix ; c’est ce thème qu’explore l’article de Marie-Christine Gomez-Géraud par une analyse de la signification théologique du rapport entre le temple, la croix et la personne même du Christ, la rencontre entre les deux souverains s’inscrivant dans une théologie de l’histoire. Les associations typologiques fleurissent jusqu’à la Renaissance, et parfois au-delà, notamment celui de la Reine de Saba aux rois mages, mais aussi, comme le décrit Annick Notter, les autres « pendants » au couple Salomon/Reine de Saba : David et Abigail, Isaac et Rébecca, Jacob et Rachel. La Réforme elle-même sera sensible à ces virtuosités, associant par exemple la figure de Salomon à celle d’Henri VIII d’Angleterre et la Reine du Midi à l’Église Romaine venue saluer son maître…
La littérature a également très largement sa part dans le développement de la figure de la Reine de Saba. Nous avons choisi de nous en tenir à deux exemples, celui de La fée aux miettes de Charles Nodier, et celui de La Reine de Saba de Jean Grosjean… ce qui n’efface en aucune façon la présence du saint Antoine de Flaubert, ou des textes de Nerval, auxquels nous pourrions ajouter le poème de Yeats, « Solomon to Sheba ». Patrick Berthier évoque les amours étranges de Michel le charpentier pour une gaélique Belkiss dont l’effet majeur est de montrer comment l’auteur de l’essai « De la monomanie réflective » s’efforce en toute conscience de fuir un réel décevant au profit du rêve, et, corrélativement, inscrire au cœur du réel la faculté de rêver. Enfin, Jeanne-Marie Baude suit la réactivation du mythe et de la figure sabéenne par le poète Jean Grosjean qui donne libre cours à une intertextualité apparemment vagabonde, où Balkis se partage entre Arabie heureuse et Champagne pouilleuse, entre les Rois mages et le Cantique, et dont les aventures amoureuses et spirituelles donnent à lire, comme en filigrane, la forme même de la kénose christique.
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